Le secteur des cryptomonnaies et la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB-FT)
Date de parution
23/08/2023
Qu’est-ce qu’une cryptomonnaie (il n'y a pas que le Bitcoin) ?
Le 22 mai 2010, « Laszlo », un membre du forum Bitcointalk résidant en Floride utilise pour la première fois du Bitcoin pour acheter un bien physique : deux pizzas contre 10.000 bitcoins. Treize ans plus tard, le bitcoin s’est généralisé comme monnaie d’échange, et ces deux pizzas vaudraient environ 13 millions de dollars.
Innovation technologique fondatrice de la technologie blockchain, le bitcoin se défini, comme la plupart des autres crypto-monnaies qu’il a inspiré, comme un réseau de pair à pair (donc sans émission ni traçage par une autorité centrale) permettant de réaliser des paiements sans tiers de confiance et sans restriction territoriale. Basé sur une technologie logicielle open source, le bitcoin a créé le concept d’une inscription de chaque transaction dans un registre public numérique et librement consultable. La validation de la transaction est conditionnée à une opération de certification par cryptographie.
L’explosion du nombre de crypto-monnaies ayant suivi l’avènement du Bitcoin – on estime qu’il y en a actuellement plus de 1.300 –, ainsi que leur valeur, a donc remis en cause le rôle traditionnel des banques comme intermédiaire de confiance et des banques centrales comme autorité de contrôle.
Comment la cryptomonnaie et la blockchain peuvent être vecteurs de blanchiment d'argent
Bien qu’entièrement transparente quant à la transaction, les crypto-monnaies ont pour caractéristiques de préserver l’anonymat des personnes impliquées dans la transaction. Ce paradoxe s’explique par le fait que l’adresse crypto de l’envoyeur ou du receveur à la transaction n’a pas être nominative, la création d’un compte Bitcoin n’exigeant pas une preuve d’identification. Ainsi, bien que la transaction soit publiquement tracée de compte à compte et retranscrites dans le registre public, l’identité des parties à la transaction n’est jamais révélée.
Ces transactions pouvant se réaliser directement de personne à personne sans passer par un intermédiaire charger de veiller sur la validité et la réalité de la transaction, les cryptomonnaies ne sont donc soumis à aucun des contrôles pouvant exister au sein de ces acteurs pour lutter contre le blanchiment et le financement du terrorisme (à moins que la transaction ne se fasse sur une plateforme faisant office d’intermédiaire et mettant en œuvre de telles procédures).
Dès 2011, Tracfin relève le risque posé par ce nouveau mécanisme en termes de blanchiment d’argent, le qualifiant de « non régulé et facteur d’opacité ». Le premier contact entre les autorités françaises et le Bitcoin s’est donc fait par le prisme du blanchiment.
Aussi réductrice qu’ait pu apparaître cette approche de la blockchain, il est admis que les crypto-monnaies sont rapidement devenues un vecteur clés des schémas de blanchiment d’argent. En témoigne l’épisode Silk Road, une plateforme active sur le darknet entre 2012 et 2013 et dont une des caractéristiques a été l’usage important du bitcoin comme monnaie d’échange.
Ce constat s’est aggravé avec l’apparition de plateformes criminelles ou de nouvelles crypto-monnaies telles que Monero et Zcash, qui ont commencé à proposer des protocoles techniques permettant un anonymat et une intraçabilité totale en utilisant un chiffrement permettant d’éviter tout recoupement.
Si les crypto-monnaies ont un tel attrait pour les organisations criminelles, c’est qu’elles permettent un blanchiment rapide, facile, quasi-anonyme et à faible coût. Ainsi, on estime que plus de 23.8 milliards de dollars ont été blanchis en 2022 à travers les cryptomonnaies. En février 2022, la justice américaine a procédé à la saisie de pas moins de 3.6 milliards de dollars de cryptomonnaie en cours de blanchiment.
Les mécanismes de blanchiment d'argent par le biais des crypto-monnaies
La criminalité de droit commun a particulièrement profité des crypto-monnaies, en mettant en œuvre différents schémas permis par l’anonymat qu’elles permettent.
Bien que les schémas de blanchiment soient variés, ils débutent en général par une centralisation de fonds illicites dans des juridictions peu actives en matière de blanchiment. Une fois disponibles, les techniques employées pour laver ces fonds sont multiples :
- Transfert sur une plateforme d’échange permettant une conversion des fonds en monnaie virtuelle, les options étant nombreuses (utilisation directement en ligne comme moyen de paiement, retrait, cartes prépayées, transfert vers d’autres plateformes, d’autres crypto-monnaies ou d’autres utilisateurs complices dans une stratégie d’empilement, etc.).
- Transferts de pair à pair, via notamment un mécanisme de compensation entre acteurs permettant d’empêcher tout recoupement.
- Création de fausses sociétés vendant des biens fictifs en monnaie virtuelle et permettant de justifier un paiement depuis une plateforme d’échange, paiement ensuite converti en monnaie réelle.
- Fragmentation des valeurs à transférer entre plusieurs personnes et en plusieurs fois pour limiter la traçabilité.
Par ailleurs, une cybercriminalité spécifique et en plein développement s’est adossée aux cryptomonnaies : le ransomware (« rançongiciel »), consistant à pirater et bloquer l’accès à des données – ou menacer de les divulguer – aussi longtemps qu’un paiement en cryptomonnaie n’a pas été effectué. Les jeux et loteries en ligne constitue un autre vecteur méconnu de blanchiment d’argent, des sites de jeux illégaux exigeant des dépôts en cryptomonnaie.
La soumission progressive des acteurs de la cryptomonnaie aux obligations LCB-FT
L’ordonnance n°2016-1635
Fort de ce constat, et de l’activisme d’autorités LCB-FT considérant que les cryptomonnaies constitueraient « une triple bulle, spéculative, opaque et criminelle », l’ordonnance n°2016-1635 du 1er décembre 2016 a tenté d’assujettir aux obligations LCB-FT les acteurs clés de l’écosystème des cryptomonnaies : les plateformes permettant d’échanger des cryptomonnaies contre de la monnaie réelle.
Mal rédigée, cette ordonnance est restée inappliquée, alors que le gouvernement français prenait progressivement conscience de l’importance de la technologie blockchain et de la naissance d’une nouvelle industrie en plein essor.
Le régulateur a donc fait face à un double impératif, résumé par le ministre des Finances Bruno Le Maire : « Nous ne devons pas entraver l’innovation car ces nouvelles technologies sont susceptibles d’apporter demain des services nouveaux, plus efficaces et plus adaptés aux consommateurs. Mais nous ne devons pas non plus nous montrer naïfs vis-à-vis des risques associés à l’usage de cette technologie complexe et des crypto-actifs (ndlr : aussi appelés « cryptomonnaies »), notamment en matière de détournement à des fins de blanchiment ou de financement d’activités illégales ».
La loi PACTE
La loi PACTE du 29 mai 2019 est venue corriger les défauts de l’ordonnance n°2016-1635 en définissant les services liés aux cryptomonnaies assujettis aux obligations LCB-FT dans un nouvel article L. 54-10-2 du code monétaire et financier.
Le législateur a ainsi créé un double niveau de règlementation prévoyant :
- Une obligation d’enregistrement auprès de l’autorité des marchés financiers (AMF) en tant que prestataires de services sur actifs numériques (« PSAN ») pour les plateformes permettant d’échanger des cryptomonnaies contre de la monnaie réelle ou conservant des actifs numériques pour le compte de tiers.
- Une faculté – optionnelle – pour toute entreprise souhaitant proposer des services liés aux cryptomonnaies d’obtenir un agrément de l’autorité des marchés financiers en contrepartie de la mise en place d’un dispositif LCB-FT.
Avec cette nouvelle règlementation, les activités cryptomonnaies les plus à risques en matière blanchiment ont été assujetties au régime LCB-FT en vigueur en France. Le passage en monnaie réelle est donc désormais soumis aux contrôles prévus par les dispositifs LCB-FT, et notamment les procédures de vérification de l’identité des clients.
Pour assurer l’effectivité du dispositif, les autorités publient une liste des PSAN enregistrés ou agréés, afin de permettre au public d’identifier les acteurs offrant des garanties de sérieux, d’honorabilité et de respect des règles de LCB-FT. Au surplus, seules peuvent faire du démarchage et de la publicité les PSAN agrées ou enregistrés.
En février 2023, environ 64 entreprises étaient enregistrées PSAN auprès de l’AMF.
Désormais, l’effort du régulateur se concentre donc sur :
- Le contrôle de l’application des obligations LCB-FT par les PSAN enregistrés, ce qui peut entrainer des sanctions radicales comme le retrait de l’enregistrement.
- La lutte contre les plateformes non-enregistrées et promouvant leurs services auprès des consommateurs français.
- La communication quant aux conditions nécessaires pour obtenir l’enregistrement, l’effort de LCB-FT n’étant pas indolore et nécessitant un important effort de mise en conformité.
Les sanctions restent toutefois peu marquantes en comparaison des Etats-Unis, où le secteur est dans le viseur des autorités depuis la faillite de la plateforme FTX à l’automne 2022. Le 4 janvier 2023, Coinbase, une plateforme d’échange majeure et cotée à la bourse de New York, a été condamnée à payer 50 millions de dollars pour ne pas avoir mis en œuvre de réelles procédures de vérification des clients et obligée à investir 50 millions de dollars dans son dispositif LCB-FT.
La perspective européenne
Ce cadre français restait toutefois handicapé par son caractère territorial et l’absence d’une réglementation similaire au niveau européen, seule à même de réellement réguler une activité numérique faisant fi des frontières et favorisant le forum shopping.
Pour cette raison, la France a fortement appuyé l’initiative de la commission européenne visant à établir un règlement européen sur les marchés de crypto-actifs (« Markets in Crypto-Assets » ou « MiCA ») et un règlement sur le contrôle des transferts de fonds liés au cryptomonnaies (« Transfer of Funds Regulation »ou « TFR »).
Le règlement MiCA prévoit de délimiter la notion de crypto-actifs, d’installer des prestataires de services sur ce type de biens sur la base du modèle français de PSAN et d’organiser la régulation du secteur au niveau européen. Bien que prévoyant des obligations plus strictes pour obtenir l’enregistrement, il permettra aux PSAN français déjà enregistrés d’étendre rapidement leur activité à l’échelle européenne.
Le règlement TFR quant à lui vise à s’assurer que les PSAN réalisant des transactions en cryptomonnaies aient connaissance de l’identité du bénéficiaire et du donneur d’ordre pour chaque opération de plateforme à plateforme. L’objectif est de permettre d’assurer la traçabilité des transferts de cryptomonnaie et généraliser au niveau européen les procédures de KYC (Know Your Customer) concernant les opérations de cryptomonnaies.
Ces règlements européens sont sur le point d’être voté, et entreront vraisemblablement en vigueur en 2024.
Ensemble des sources utilisées pour cet article :
Rapport d’activité 2011, Tracfin
https://www.justice.gov/usao-edny/pr/founder-and-majority-owner-bitzlato-cryptocurrency-exchange-charged-unlicensed-money
https://www.usine-digitale.fr/article/cryptomonnaies-le-blanchiment-d-argent-en-forte-hausse-en-2022.N2094281, contre 7.8 milliards en 2021 : https://blog.chainalysis.com/reports/2022-crypto-crime-report-introduction/?utm_campaign=DynamicCISO%20Weekly&utm_medium=email&utm_source=Revue%20newsletter
https://www.justice.gov/opa/pr/two-arrested-alleged-conspiracy-launder-45-billion-stolen-cryptocurrency
Autorité de Contrôle Prudentiel et de résolution (ACPR), « Analyse sectorielle des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme en France », décembre 2019, p. 58.
France Stratégie, Juin 2018, « Les enjeux des blockchains », p. 144 ; «Le secteur des PSAN et son exposition aux risques BC-FT », Lettre d’information Tracfin, numéro 20, mars 2022.
Les Echos, 13 décembre.2017, « Bitcoin : Bercy alerte sur le risque de blanchiment », I. Feuerstein
Ordonnance n° 2016-1635 du 1er décembre 2016 renforçant le dispositif français de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme
Article 2 de l’ordonnance, modifiant l’article L. 561-2 du code monétaire et financier.
S. Polrot, « La régulation LCB-FT face à l’émergence des cryptomonnaies », Revue Int. de la Compliance et de l’éthique des affaires, No 1, 1er février 2020
Capital, 15 avril 2019, « Bruno Le Maire : “Le développement de l’écosystème blockchain est une priorité pour le gouvernement” », G. Raymond
Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises
Article 1er, dir. (UE) 2018/843, 30 mai 2018 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme).
Article 1er, Ordonnance n°2020-1544 du 9 décembre 2020 prise en application de la loi Pacte.
AMF « Règlementation LCB-FT : synthèse des principales mesures devant être mises en œuvre par les prestataires de services sur actifs numériques », juin 2021
AMF, « Actifs numériques : renforcement par ordonnance du cadre de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT) appliqués aux PSAN », janvier 2021.
5eme directive anti-blanchiment, détaillé dans le code monétaire et financier (articles L. 561-1 a L. 564-2 et R.561-1 a R. 563-5), l’arrêté du 6 janvier 2021 et synthétisé par l’ACPR : « Principes d’application sectoriels relatifs aux prestataires de services sur actifs numériques (PSAN) », novembre 2022.
Le Décret n° 2021-387 du 2 avril 2021 ayant récemment actualisé les obligations des PSAN en la matière.
Article L. 54-10-4 du code monétaire et financier
Liste blanche des PSAN enregistrés auprès de l’AMF.
Communiqué AMF du 28 septembre 2018, « L’AMF et l’ACPR annoncent la radiation du PSAN BYKEP SAS »
ACPR, juillet 2021, « Premier bilan de l’enregistrement des PSAN » ; AMF « Questions-réponses relatives au régime des PSAN », 21 décembre 2022
https://www.nytimes.com/2023/01/04/business/coinbase-settlement-anti-money-laundering.html
Discours de Benoit de Juvigny, secrétaire général de l’AMF, Forum Fintech AMF-ACPR du 19 octobre 2022 : « notre message est clair : le temps de l’enregistrement selon le régime français, fondé uniquement sur la pertinence des dispositifs de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme ainsi que sur la qualité et l’honorabilité des dirigeants, va bientôt toucher à sa fin. J’invite les acteurs à rechercher dès maintenant un niveau d’exigence supérieur qui sera prochainement obligatoire via le règlement MiCA. Cette mise à niveau est nécessaire afin d’apporter les garanties suffisantes pour limiter les risques – nous l’avons vu ces derniers mois – et de regagner la confiance du public et des investisseurs. »